Dissonances -une émission de Bernard Girard- à propos de la musique d'Emmanuel Holterbach
Emmanuel Holterbach est un compositeur lyonnais que l’on connaît surtout pour ses performances musicales avec des verres enharmoniques et pour ses interprétations des œuvres d’Eliane Radigue dont il est tout à la fois l’archiviste et l’un des meilleurs connaisseurs. Mais il a aussi une activité de compositeur électroacoustique.
On retrouve dans toutes ses œuvres une mêmecapacité à donner une forme au son, à le faire lentement vibrer, tourner pour mieux nous le faire découvrir. Il y a dans sa manière de faire quelque chose de ces rtistes japonais qui font lentement glisser des bols extrêmement délicats et fragiles entre leurs doigts fins pour mieux nous en révéler toutes les subtilités.
Cette délicatesse est particulièrement sensible dans ses pièces pour verres enharmoniques, on la retrouve dans celles réalisées à partir de sons captés dans l’environnement, souvent dans des paysages urbains mais aussi dans des paysages champêtres, comme cet Urinoir sous la cascade que son auteur décrit de manière très factuelle comme s’il ne s’agissait que de prise de son : « Captation contact d'une sculpture métallique à Chexbres en Suisse juste au dessus de la cascade qui a inspiré Marcel Duchamp pour son œuvre "Etant Donné", porc d'un élevage en batterie, machines de Jean Tynguely, électronique. »
Le titre de cette pièce tout comme la description qu’en donne Emmanuel Holterbach renvoient à Marcel Duchamp, à son célèbre urinoir, bien sûr, mais aussi aux quelques qu’il passa en 1946 près de Chexbres dans un hotel qui, nous disent les auteurs de la plaquette que le Kunsthalle Marcel Duchamp a consacrée à ce séjour, « offre une des plus belles vues de la région … Par temps clair, on se croirait dans un énorme golfe maritime, et l’on embrasse du regard le Léman presque entier, de Villeneuve à Genève. »
« Le terrain est rocheux et escarpé, et les eaux longent à toute allure le village de Chexbres, comme surgies des entrailles de la terre. Juste à la limite des communes de Chexbres et de Puidoux (à laquelle Bellevue est rattachée) – la cascade descend par paliers pour se précipiter dans la direction du lac. Le cours du Forestay, tel est son nom, s’apaise ensuite brièvement, mais ne tarde pas à se précipiter à nouveau, en une deuxième chute, sur les arrières du Dézaley, où, dompté, il se transforme en ruisseau sur quelques centaines de mètres, jusqu’à ce que finalement, au niveau du petit village historique de Rivaz, il bondisse encore une fois de la falaise et se jette, en un flot puissant, dans le lac Léman, à l’endroit où la rive, pour s’enfoncer dans les eaux, est au plus abrupt d’une pente à la fois dangereuse et pittoresque. Marcel Duchamp, à l’Hôtel Bellevue, a logé non loin de la première chute du Forestay. Il doit avoir entendu chaque nuit comment la cascade domine, de son grondement sourd, le calme idyllique des lieux, et provoque, dans sa chute sans fin, un étrange bruit de ressac. (…) Duchamp a photographié cette situation et il a intégré cette image dans son ultime grand chef-d’œuvre, l’installation Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage (1946-1966). Cette œuvre représente le 1°, la chute d’eau, comme le vagin de la nature, d’où jaillit un flux, entre deux pans de montagne écartés (formant un angle ouvert). »
Si l’Urinoir sous la cascade est riche de références artistiques, ce n’est certainement pas le cas de toutes les œuvres d’Emmanuel Holterbach. Beaucoup sont, comment dirais-je ? plus domestiques. Telle cette Masse-tête, une œuvre toute récente puisque réalisée en avril dernier que son auteur présente ainsi : « Captation électromagnétique d'une cusinière à induction, crapaud vert, oscillateurs, électronique. » On remarquera dans cette œuvre, comme dans la précédente, le mélange de sons industriels et de sons naturels, tous sons du quotidiens qu’Emmanuel Holterbach tresse sans jamais céder à la tentation du récit.
Plusieurs de ces œuvres pourraient être des performances, ce sont des concerts improvisés avec les instruments disponibles que le compositeur capte comme ce Bois de Certinres qu’il décrit ainsi : «Benoît Cancoin : branches frottés sur graminées, Ephia Grubek, Nathalie Chazeau, Emmanuel Holterbach : bois frottés et percussions sur objets trouvés (congélateur, bidons d'essence), Emmanuel Holterbach : captation microphonique. » Les « instrumentistes » cités sont tous membres du collectif Ishtar, un groupe de musiciens installés à Bourg en Bresse où ils donnent très régulièrement des concerts de musique expérimentale. On retrouve un membre de ce groupe, aux cotés d’Emmanuel Holterbach, dans Etang gelé pour Bois de Certines. Cette fois-ci le musicien réalise des glissades sur l’étang gelé, Emmanuel Holerbach capte le son tandisqu’un Pic Noir s’invite.
Dans ces deux pièces, les sons sont étrangement naturels. Sans doute y a-t-il travail de composition mais on a l’impression que le compositeur veut nous donner à entendre la nature à moins qu’il ne veuille nous enseigner à l’écouter. On imagine bien retrouver des sons de ce type pour peu que l’on ait la patience de s’asseoir près d’un lac gelé, de fermer les yeux et d’attendre que le son s’impose sans aucune connotation. Une expérience que l’on retrouve dans Corse hélicoptère, une prise de son réalisée au dessus de Bastia dans une vallée de montagne gorgée de grillons tandis que deux hélicoptères EDF semblaient chercher quelque chose le long des lignes à haute-tension.
Emmanuel Holterbach a réalisé toutes sortes de captations de ce type, d’une croix de pharmacie en néon clignotant, de l’arrivée d'une rame de métro station Porte de Vincennes, d’une cage d'escalier d'un immeuble de Saint-Etienne. À chaque fois on trouve associés des sons naturels et des sons techniques. L'immeuble de Saint-Etienne, bâti au sommet d'une colline, porte sur son toit une longue antenne fixée par 12 haubans qui chantent. Une autre pièce est basée sur la prise de son d’un pont sur le Rhône, avec le trafic routier, les passages du métro à l'intérieur du pont et la marche des piétons qui mettent en résonance sympathique les gardes fous métalliques du pont. Mais le plus insolite de ces morceaux est certainement Deux mouvements dans l’éther qui associe captation de fréquences ultrasoniques d'un téléviseur cathodique et de chauves-souris dans la cour d'un immeuble lyonnais, à l'aide d'un détecteur de chauves-souris.
Ces pièces sont le plus souvent courtes. Elles durent rarement plus de quelques minutes. Ces captations ont quelque chose de ces instantanés qui nous disent autant sur le regard du photographe qui les saisit que sur l’objet, la personne, la situation photographiée. Ce n’est pas qu’Emmanuel Holterbach soit par principe hostile aux pièces plus longues, l’une de ses premières oeuvres dure une quarantaine de minutes, mais quelques minutes, voire quelques dizaines de secondes suffisent à nous ouvrir une fenêtre sur ce monde où les objets deviennent instruments.
Pour conclure cette présentation rapide d’un compositeur qui a choisi de capter des sons pour mieux les assembler, le mieux est sans doute d’écouter une de ses pièces les plus complexes, Belladona Borealis, que son auteur présente comme une liste à la Pérec avec trois bouteilles jouées par Sophie Durand, Michael Northam et Manu Holterbach, un rituel étrange de Belladonna, la chienne noire de Jos et Ninke, dans un ruisseau à Geulle en Hollande, des captations VLF d'aurores boréales par P.McGreevy, des verres enharmoniques joués par Orbes, "Tu-Yos" joués par Jean-François Laporte et Martin Ouellet.
Publié il y a 14th May par Bernard Girard